Le mythe de Carmen, l’opéra et le roman
Carmen est une héroïne gitane andalouse qui fascine, une femme de fort tempérament, tantôt gamine, tantôt occupée à la magie, dont l’intelligence la propulse chef de bande et la beauté ensorcelle les imbéciles qui se laissent prendre à son jeu. Elle aime danser, organise des mauvais coups sans aucun scrupule et par dessus-tout réclame la liberté. Elle incarne, en un personnage, les archétypes de la femme fatale, des bohémiens, de la sorcière et du héros baroque. Sa ténacité et destin tragique l’élève au rang de mythe… petite sœur de Médée. Son indépendance et sa joie de vivre sont une source intarissable d’inspiration.
Carmen est un opéra en quatre actes créé en 1875 et composé par Georges Bizet (1838-1875) qui mourût la même année. L’œuvre essuya un échec lors de ses premières représentations, le public goûtant peu un sujet jugé trop scandaleux, mais sera rapidement porté aux nues dès l’automne à l’occasion de ses représentations à Vienne. Dès lors, cet opéra se convertira comme l’un des plus appréciés et représentés dans le monde. Ce succès donnera une seconde vie à la création littéraire originale dont est tiré le libretto.
Carmen est une nouvelle (e-book BNF Gallica) par Prosper Mérimée (1803-1870). Le récit est construit en quatre actes bien différents les uns des autres et qui mettent en scène trois personnages principaux. Le narrateur, archéologue, alter égo de Mérimée lui même en voyage d’étude sur les terres d’Andalousie, Carmen, la petite bohémienne si captivante et Don José, pauvre homme attrapé par une spirale dramatique, mais pas si mauvais bougre au fond. L’œuvre se nourrit de la littérature du Siècle d’Or et de la vie des bandits (« bandoleros« ) espagnols, si réputés en Andalousie et dans la Serrania de Ronda.
Mérimée, voyageur passionné d’Espagne
Quand la nouvelle est publiée en 1845, son auteur se trouve en pleine force de l’âge, à 42 ans. Mérimée est un homme prolixe, issu d’une famille bourgeoise très cultivée. Depuis 10 ans, il est inspecteur général des monuments historiques à une époque cruciale pour la conservation du patrimoine, il vient d’être élu à l’Académie française en 1844, et sera bientôt nommé sénateur en 1853 eu égard à son amitié avec l’impératrice Eugénie.
Comment un parisien racé a t’il put écrire si justement sur l’Andalousie et les coutumes de ses habitants? Plus encore, il l’a fait sans tomber dans une morale à deux sous ou accumuler des clichés surannés. Non seulement la lecture est attrayante, mais le texte fourmille de détails plus vrais que nature.
Le 19ème siècle voit l’essor du tourisme entre les bourgeois européens et un attrait considérable pour les régions méridionales, celles des cultures classiques grecques, latines ou égyptiennes et celles ou donner cours à la passion de l’orientalisme. L’Andalousie devient une terre romantique par excellence. Malgré les récentes guerres d’indépendance et Carliste, l’Espagne attire, fascine et « attrape » les voyageurs. Nombreux ont laissé des témoignages de leurs expériences, souvent en tombant dans les stéréotypes.
En 1830, Mérimée fait un voyage en Espagne (il en fera quatre au cours de sa vie). Le jeune homme y connait et se lie d’amitié avec la future comtesse de Montijo (1794-1879), une aristocrate (« Grande de España ») mi-écossaise mi-espagnole appartenant à une famille influente et cultivée, proche des cercles français. Ils s’échangeront une longue correspondance (Lettres à Madame de Montijo). Celle-ci deviendra la confidente et même conseillère de Mérimée. La comtesse est également la mère d’Eugénie de Montijo (1826-1920), future femme de Napoléon III et Impératrice des français. Mérimée aima l’Espagne. Il eut l’occasion de la connaître en profondeur par son expérience personnelle et ses relations. Il étudia assez son histoire pour écrire à son sujet, réalisa une mission d’archéologie, et fut particulièrement attirer par la communauté des « bohémiens » et leur langage!
Souvenirs biographiques
Voici des extraits de « Mérimée et ses amis« , ouvrage d’Augustin Filon (1894), qui montrent combien notre auteur fut « hispanophile« .
Le jeune homme parcourut l’Andalousie. A Grenade, il flirta avec une jolie gitana, « assez farouche aux chrétiens, mais qui, pourtant, s’apprivoisait à la vue d’un duro ». Plus d’un souvenir des guerres vivait encore dans les lieux que traversa Mérimée. p54.
Elle (la comtesse de Montijo) avait servi de guide à Mérimée, lors de son premier voyage ; elle l’avait initié aux « choses d’Espagne ». Elle lui raconta plus tard l’anecdote dont il fit Carmen. p85.
Il savait l’espagnol, par principes et à fond, comme il savait tout ce qu’il se mêlait d’apprendre, comme il savait le latin, le grec ancien et le grec moderne, comme il savait l’anglais, où il improvisait des discours, comme il sut plus tard le russe. J’ai demandé un jour à l’impératrice si Mérimée parlait bien l’espagnol. Il le parlait, m’a-t-elle répondu, purement et noblement, dans la langue vieillie, mais charmante, de Cervantes et de Lope de Véga qui avait fait l’objet de ses premières études ; il le parlait de façon à faire sourire quelquefois, jamais à faire rire. On eût dit quelque diplomate du temps d’Henri IV, familiarisé par un long séjour à la cour d’Espagne et soudainement ressuscité. p156.
L’ami des gitans
Il réservait un peu de son temps à « ses amis » les gitanos. « Hier, dit-il, on est venu m’inviter à une tertullia, à l’occasion de l’accouchement d’une gitana. L’événement avait eu lieu depuis deux heures seulement. Nous nous trouvâmes environ trente personnes dans une chambre comme celle que j’occupais à Madrid. Il y avait trois guitares et l’on chantait à tue-tête en romani et en catalan. La société se composait de cinq gitanas, dont une assez jolie, et d’autant d’hommes de même race; le reste, catalans, voleurs, je suppose, ou maquignons, ce qui revient au même. Personne ne parlait l’espagnol et l’on n’entendait guère le mien. Nous n’échangions nos idées qu ‘au moyen de quelques mots de bohémien qui plaisaient grandement à l’honorable compagnie. Es de nostres, disait-on. J’ai glissé un duro dans la main d’une femme en lui disant d’aller chercher du vin. Cela m’avait réussi quelquefois en Andalousie dans de pareilles circonstances. Mais le chef des bohémiens lui a aussitôt arraché l’argent et me l’a rendu en me disant que j’honorais trop sa pauvre maison. On m’a donné du vin et j’ai bu sans payer. J’ai retrouvé ma montre et mon mouchoir dans ma poche en rentrant chez moi…. Les chansons, qui m’étaient toutes inintelligibles, avaient le mérite de me rappeler l’Andalousie. On m’en a dicté une en romani, que j’ai comprise. C’est un homme qui parle de sa misère et qui raconte combien il a été de temps sans manger. Pauvres gens! N’auraient ils pas été parfaitement justifiables s’ils m’avaient pris mon argent et mes habits et mis à la porte à coups de bâton! ». p158.
Es de nostres! Lorsque M. Étienne lui en avait dit autant au nom de l’Académie française, il ne lui avait pas fait moitié autant de plaisir que le chef des gitanos. p160